Vue depuis l’autoroute Queen Elizabeth, l’épave inclinée gisant sur le rivage Ouest du lac Ontario, dans le port de Jordan, à Lincoln, ressemble à s’y méprendre à un navire sorti tout droit de la Nouvelle-France. Pourtant lorsqu’on prend le temps de s’y arrêter et de contempler la coque, depuis le stationnement du boulevard Beacon (sortie 55), la rouille qui la recouvre et la ronge ne laisse planer aucun doute : le navire envahi par les hautes herbes et repère des cormorans est de facture tout à fait contemporaine.

Il s’agit en réalité d’une réplique de la Grande Hermine, la nef principale de la flotte du navigateur Jacques Cartier, lors de son deuxième voyage en 1535, de Saint-Malo à Hochelaga. À bord de trois bâtiments – la Grande Hermine, la Petite Hermine et l’Émerillon –, l’explorateur et son équipage ont traversé l’Atlantique en 50 jours afin de venir cartographier le fleuve Saint-Laurent et trouver de nouvelles richesses pour le compte du roi François 1er.

Ce qu’il advint de la véritable Grande Hermine, un trois mâts de 120 tonneaux entré dans l’histoire, personne ne le sait. Mais son mythe inspira plusieurs répliques dont celle de l’architecte naval François Cordeau à partir de gravures et d’un devis de 1576 retrouvé en Normandie. Sorti en 1966 du chantier maritime Mile Davie de Lévis (Québec), il fut l’une des attractions de l’Exposition universelle de Montréal en 1967.

Une légende ontarienne bien ancrée veut que ce vaisseau ait terminé sa course dans le Niagara. Or, il a fini ses jours à Québec, dans le parc Cartier-Brébeuf, où il fut installé en 1971 avant sa démolition en 2001 pour des raisons de sécurité, faute d’entretien. Il est donc impossible que l’épave de Lincoln soit ce même bateau.

Utilisé comme traversier sur le Saint-Laurent, le navire visible depuis l’autoroute, entre Hamilton et St. Catharines, a en réalité été construit bien plus tôt à Québec en 1914. Il a d’abord servi de restaurant flottant dans le Vieux-Port de Montréal de 1985 à 1992, avant de faire voile sur Salaberry-de-Valleyfield, dans la baie Saint-Francois. C’est dans cette région québécoise de la Montérégie qu’il coulera en 1995. Renfloué et expulsé sur décision de justice, il aurait été à nouveau déplacé, cette fois en Ontario, en 1996, à Chippawa, près de Niagara Falls, en vue de devenir un casino.

Racheté par un homme d’affaires de Lincoln voulant le reconvertir en restaurant à Niagara Falls, le navire a ensuite était déplacé dans le port de Jordan en 1997. Le décès du promoteur anéantira tout espoir de voir le projet se réaliser. En 2003, le navire, qui servit entre temps de bateau pirate à l’Halloween pour une collecte de fonds organisées par un groupe d’écoliers locaux, fut ravagé dans un incendie criminel.

Depuis, il n’a pas bougé d’un pouce et se décompose lentement mais sûrement, au grand dam de nombreux résidents de Lincoln qui aimeraient le voir disparaître de leur vue et rendre à la baie un aspect plus naturel.

Plus de vingt ans après son amarrage dans le port de Jordan, son état de délabrement avancé laisse en effet perplexe et pose, il va sans dire, de sérieux problèmes écologiques. Pourtant, jamais Lincoln n’a été aussi célèbre que depuis qu’elle abrite ce mystérieux naufragé. Connue pour ses vignobles et son vin de glace, la petite ville de 24 000 âmes l’est aussi depuis deux décennies grâce à ce que tout le monde nomme ici le Navire abandonné dont la silhouette fleurit sur les photos souvenirs des touristes de passage.

La restauration ou la destruction semblent les seules alternatives. Un coût que devront supporter, un jour ou l’autre, les citoyens, faute de mettre la main sur un propriétaire. En attendant,  plus de 480 ans après ses découvertes, le fantôme de Jacques Cartier continue de hanter ces lieux qu’il n’a jamais explorés, entretenant les légendes de la Nouvelle-France dans le Niagara et faisant le bonheur des voyageurs de l’autoroute Queen Elizabeth.