Éteignons la télévision l’espace d’un moment et allons au-delà de l’image, du binaire et du commentaire simpliste. Mieux encore, tâchons de considérer les individus, si possible dans leur intimité émotive et morale, plutôt que les masses bruyantes, informes et leurs soi-disant porte-paroles polémistes. Cette façon d’appréhender la réalité est d’autant plus essentielle pour comprendre la nature du monde arabe dans toute sa complexité, en particulier en cette époque où les crises qui le secouent font constamment la manchette. Présentée par le Théâtre de l’Atelier 83, la pièce Les Coquelicots, dont la générale s’est tenue le 18 avril dernier à Hamilton, s’inscrit dans cette volonté de faire éclater au grand jour une facette méconnue des sociétés arabes.

Écrite à l’origine en arabe algérien, Les Coquelicots est une œuvre de Mohamed Bakhti, auteur et metteur en scène très connu au Maghreb. Explorant les thèmes de la liberté et de l’émancipation sous un angle critique et humaniste, Bakhti évolue dans le monde du théâtre depuis les années 1960. « Il a été un peu précurseur, explique Saïd Ben, directeur artistique de l’Atelier 83. Il suit cette histoire du développement des libertés depuis qu’il est très jeune. » Cette histoire commence en force avec la décolonisation avant de sombrer dans une léthargie apparente, parfois secouée par des épisodes de violence et d’agitation. L’Algérie, selon M. Ben, a connu son propre « printemps arabe » dès 1988, entraînant une libéralisation du régime et un relâchement du contrôle de la presse. Le pays demeure néanmoins tiraillé par ses contrastes et les aspirations contradictoires de ceux qui y vivent. Témoin et acteur de cette évolution, Mohamed Bakhti en viendra à écrire Les Coquelicots. Selon Saïd Ben, cette pièce est représentative de l’homme et de son œuvre : « C’est un parcours logique dans le cheminement de sa pensée. »

En quoi consiste donc le récit développé dans ce huis clos surréaliste dont le Théâtre de l’Atelier 83 a présenté la première nord-américaine? Deux hommes, interprétés par Saïd Ben et Nasr Ben, sont enfermés dans une chambre un peu en désordre où ils ont manifestement passé beaucoup de temps. Le plus jeune est un artiste, peignant une toile sensée représenter sa bien-aimée; le plus âgé, un intellectuel, est un peu plus audacieux et militant que son comparse, lui résigné et introverti. 

Pendant les 75 minutes de la pièce, les deux personnages s’interrogent confusément sur leur passé, sur les raisons de leur emprisonnement et sur les moyens d’échapper à leurs mystérieux geôliers que le public ne voit ni n’entend jamais. Comme le spectateur apprend à le discerner progressivement, il n’y a pas en fait de prison ou de gardiens et les personnages sont des représentations d’une situation, soit les limites à la liberté de penser dans le monde arabo-musulman contemporain. L’enfermement est en réalité intellectuel et, bien que les pressions sociales et politiques soient évoquées dans la pièce, il est aussi évident qu’artistes et penseurs se censurent parfois eux-mêmes, par peur et par lassitude. 

À force de ne plus s’exprimer, le jugement en vient progressivement à s’émousser lui aussi. Quant au titre de la pièce, Les Coquelicots, il s’agit simplement d’un clin d’œil à une fleur qui rappelle le printemps, saison emblématique du renouveau, du changement, de l’espoir…

Cette pièce typique de son répertoire, le Théâtre de l’Atelier 83 la présentera bientôt ça et là en Ontario et peut-être au Québec. Poussant à la réflexion, la thématique qui y est développée touche aux aspirations universelles d’émancipation.

Photo : Nasr Ben et Saïd Ben dans Les Coquelicots